suite
de l'Introduction
... À la différence de la plupart des pièces
de théâtre du dramaturge, on ne connaît pas de source
aux Sonnets. Un faisceau dindices laisse penser que Shakespeare
a puisé dans sa propre expérience « largument »
de ses poèmes les plus intimes. Les mots à la première
personne (I, me, my, mine,
myself) sont au nombre de 787 dans lensemble du recueil !
Le « personnage » central des Sonnets est avant
tout Shakespeare lui-même.
Le recueil est dédié à « Mr. W.H. ».
On ignore qui il était exactement. Shakespeare le décrit
comme très jeune. Selon moi, il peut sagir du jeune comte
de Pembroke, William Herbert, né en 1580. Les 126 premiers sonnets
sont à la gloire de W.H. La relation entre le poète et
le jeune homme peut se définir comme une fascination éperdue
de la part de ladulte pour le jeune aristocrate aux qualités
infinies. Leur amitié est passionnelle, extrême, souvent
douloureuse. Car le jeune noble aime le monde et se laisse volontiers
aimer - en particulier par la maîtresse même de Shakespeare.
On ne connait pas davantage lidentité de « la
dame sombre » qui « apparaît »
à partir du sonnet 127. On sait seulement quelle est la
maîtresse attitrée du poète. Dans le détail,
on saperçoit que les trois « personnages »
se croisent souvent, de plus en plus au fur et à mesure que le
recueil avance. Les jalousies et les disputes se multiplient jusquà
la double rupture finale.
Bien que le ton soit toujours très personnel - une majorité
de sonnets sont des monologues -, on aperçoit, en toile de fond,
la société élisabéthaine, et notamment une
clique de poètes rivaux qui se disputent les faveurs du jeune
aristocrate.
Dans
ma dernière publication (version bilingue), les Sonnets sont
présentés dans leur version originelle (lorthographe
a été légèrement actualisée). Ils
sont écrits en vers de dix pieds (pentamètres ïambiques).
Le distique final est en léger retrait. Pour ma traduction, jai
choisi lalexandrin et je présente chaque sonnet (sauf le
126) sous la forme de trois quatrains suivis dun distique. Le
texte original nest pas toujours sûr. En cas de litige,
je présente lalternative. Pour la traduction, jai
dû opter pour une version de préférence à
une autre.
Langlais de la fin du XVIe siècle est malaisé à
comprendre. Jai choisi de le transposer dans un français
accessible aujourdhui. Les vrais difficultés sont davantage
liées à la pensée de Shakespeare. Nécrivant
que pour lui-même, il est moins explicite que dans ses pièces.
Son sentiment amoureux reste longtemps mal défini. Au fil de
lécriture - et de léloignement de W.H. -,
Shakespeare découvre que son désir initial était
surtout de la convoitise : il aurait voulu ressembler à
ce jeune homme idéal et séduisant. Shakespeare respecte
totalement la liberté de W.H. Son amour se fait de plus en plus
désintéressé, jusquà « loblation »
finale, le don de lui-même sans contrepartie. Lintervention
de la « dame sombre » brouille les pistes. Lissue
est dramatique mais luvre « sachève »
sans dénouement réel, sans catharsis. On a le sentiment
que Shakespeare la laissée inachevée. De fait, cest
son amour idéal pour W.H. qui demeure sans suite. Les Sonnets
sont luvre la plus pathétique du plus grand poète
de langue anglaise.
J'ai
découvert les Sonnets de Shakespeare en 1967. Comme beaucoup
de lecteurs, ma première approche a été difficile,
voire décevante.
A la suite de ma maîtrise d'anglais, en 1968-69, sous la direction
de Richard Marienstras, j'ai approfondi ma connaissance de Shakespeare,
et depuis plus de quarante ans, les Sonnets sont restés mon livre
de chevet.
Confronté aux traductions en français de la poésie
shakespearienne, il m'a toujours semblé que le sens profond des
Sonnets était rendu plus obscur qu'il n'était déjà
en anglais.
A partir de janvier 2007, j'ai donc entrepris de proposer une traduction
qui me permette de partager mon enthousiasme auprès des lecteurs
francophones trop souvent découragés par la lecture de
Shakespeare. J'ai donc privilégié le sens, en sacrifiant
une partie de la forme (aussi savante soit-elle).
Si le théâtre de Shakespeare est bien connu, ses Sonnets
ne sont pas moins intéressants, car ils éclairent la personnalité
du dramaturge et en enrichissent la compréhension.
Joël Hillion